SINGES DANS LA BRUME

SINGES DANS LA BRUME

mai 16, 2021
Voyages

Depuis longtemps déjà, ce rêve vous obsédait. Vous vouliez observer les babouins « au cœur saignant », aussi appelés les « singes-lions » ou encore « les babouins geladas » dans leur habitat naturel. Il faut dire que l’espèce est aussi réputée et atypique que celle des « singes des neiges » du Japon se baignant dans les sources d’eau chaude. Vous aviez regardé de nombreux documentaires, lu articles et livres, collectionné les photos avant de vous lancer à l’aventure. La destination pour les voir, elle, n’était pas difficile à définir. Il n’y en avait qu’une : l’Ethiopie. Mais comme tout spectacle, un tant soit peu préservé, il se méritait.  Il fallait organiser un trek dans le magnifique et vertigineux massif du Siemen. Sans hésitation, ce matin vous avez chaussé vos chaussures de randonnée. Vous réveiller aux aurores n’avait pas été un problème tant l’air pur vous grisait déjà. Et pourtant, vous ne vous attendiez pas à croiser aussi rapidement un si beau spécimen à seulement une heure de marche. Mais faut-il vous rappeler que vous êtes déjà à 2000 mètres d’altitude ? Approchez-vous… Doucement, doucement, il ne faut pas l’effrayer.

Les babouins Geladas
Les babouins Geladas
 UN FRINGUANT SINGE-LION

Essayons de dresser rapidement un portrait-robot du babouin que vous observez et qui vous observe. En vous entendant, il est resté accroupi mais s’est arrêté de manger et vous considère avec attention. Quelles sont vos intentions ? Celui-ci est un mâle. Il se dégage, de sa face allongée et sombre, des yeux fiévreux dont l’intelligence semble réhaussée par ses arcades sourcilières proéminentes. Une crinière et une barbe de poils épais cerclent sa gueule glabre. Deux narines étroites comme pincées au-dessus des lèvres. C’est sûr, le primate a du style et de la prestance. Il vous regarde intensément. Son pelage d’un brun éclatant prend dans son abondance des aspects léonins. Vous distinguez bien sur son torse la zone rose tirant sur le rouge qu’il arbore comme un médaillon. Vous en déduisez qu’il est d’une humeur égale car, en colère, sa poitrine rougit et rougit encore. Vous êtes rassuré. Même, plutôt indifférent à votre curiosité, le quadrumane a repris tranquillement son repas, laissant découvrir des canines terrifiantes. Mais comment un herbivore peut-il posséder de telles dents ? En effet, il se nourrit principalement de graminées, de brins d’herbe et de jeunes pousses et ne se résout à manger de petits invertébrés tels des sauterelles, criquets et grillons que lorsque la végétation vient à manquer. Il semble désormais vous ignorer totalement absorbé par sa collation. Mais peut-être n’est-ce qu’une feinte ? Une femelle vient le chercher. Plus petite, elle est également dépourvue de poils sur la poitrine mais ne possède pas la flamboyance capillaire de son congénère masculin. Impérial, votre sujet d’observation vous tourne désormais le dos affichant sa longue queue se terminant par un pinceau de poils et un postérieur qui trahit un déplacement original sur les fesses lesquelles sont pourvues de callosité faisant office de coussin. En effet, il s’est adapté à son environnement d’escarpements et de hauts plateaux, et ne grimpe que rarement aux arbres, sauf parfois en cas de danger. Il n’y a guère que de tout jeunes geladas pour y trouver matière à amusement. Mais vous n’arrivez pas à vous expliquer que l’individu se soit retrouvé là tout seul face à vous et si longtemps ? 

Que vous avez de grandes dents !
Que vous avez de grandes dents !
A « CŒUR SAIGNANT » RIEN D’IMPOSSIBLE

En effet, singe diurne et terrestre, le gelada vit au sein de petites bandes qui se rassemblent souvent pour se nourrir. Ces groupes peuvent atteindre plus de 350 singes et parfois beaucoup plus si l’endroit est particulièrement pourvoyeur de nourriture. Grégaires, les geladas passent leurs nuits dans les escarpements, ainsi protégés des prédateurs, et ne réapparaissent sur les prairies qu’au lever du soleil. Si le groupe passe la majeure partie de son temps à la recherche de sa subsistance, il obéit aussi à des rituels sociaux immuables. Ainsi, l’épouillage mutuel, à tour de rôle, se fait généralement en début de journée. La communication entre eux est tellement élaborée, forte d’un faisceau impressionnant de mimiques avec la bouche et les paupières et d’une très vaste palette de cris et de vocalises, que de nombreux scientifiques se sont lancés dans son interprétation sans encore toutefois y parvenir. Herbivores, vivant en communauté, s’entraidant, tout cela augurerait de mœurs pacifiques. Mais rien n’est moins vrai, comme le laisse présager la longueur de ces canines bien trop aiguisées pour ne servir qu’à mâcher de l’herbe. Cette société sophistiquée s’organise autour de la compétition entre mâles pour la conquête des femelles.  En effet, le mâle dominant règne sur un harem de trois à vingt femelles qu’il emporte au prix de combats acharnés. L’équilibre de ce sérail dépend de l’agressivité et la pugnacité du vaillant géniteur qui s’assure par là-même un bien éphémère droit à la reproduction. D’ailleurs à ce sujet, ses partenaires savent lever toute ambiguïté. Lors de leur chaleur, une collerette de perles charnues se forme sur leurs poitrines. Toutes occupées par leur maternité, les femelles délaissent un peu le mâle qui, vieillissant, a de plus en plus de peine à asseoir son autorité. Déjà, une horde de jeunes courtisans aux longs crocs se bousculent pour contester la suprématie du désormais trop vieux chef. Généralement, un gelada, aussi vaillant soit-il, ne résiste guère plus de trois ans à l’assaut des prétendants et à la lassitude de ses compagnes.

Les montagnes du Siemen, leur habitat naturel
Les montagnes du Siemen, leur habitat naturel

Si les babouins géladas ne se retrouvent plus actuellement que sur les hauts plateaux éthiopiens, ce ne fut pas toujours le cas. Autrefois,  il y a plus de 100 000 ans, ils peuplaient toutes les savanes d’Afrique, de la côte algérienne à l’Afrique du Sud. Certains prétendent qu’ils étaient aussi présents en Espagne et en Inde. Mais la cohabitation avec l’homme se révéla vite impossible.  Moins rapides que des antilopes, ces singes auraient été la proie idéale des premiers chasseurs. Plus l’humain a avancé, plus le gélada a reculé et s’est réfugié dans les hauteurs. Si aujourd’hui, il n’est pas à proprement parler menacé, il est confiné à un espace géographique extrêmement restreint au point que les autorités envisagent la création de nouveaux sites qui permettraient d’en protéger un nombre plus important encore. De plus, de par toutes ces spécificités, cette espèce intéresse particulièrement les scientifiques pour imaginer et comprendre l’apparition des premiers primates et l’histoire de l’évolution.