AWRA AMBA, EN ÉTHIOPIE ET EN UTOPIE
L’Ethiopie résonne dans l’esprit de beaucoup comme le berceau de l’humanité, le lointain pays des origines. Certains y voient la matrice d’où l’humanité balbutiante aurait évolué, d’autres l’Eden matérialisé d’où Adam et Eve furent chassés, selon. Mais forte de cette longévité mouvementée, elle déborde encore d’une jeunesse inventive et peut être prise en exemple. Et ceci dans de multiples domaines… Contrée de fantasmes et de dépaysement, son sol a été le creuset concret de beaucoup d’idées et de rêves en tout genre. Aujourd’hui, nous poserons notre focale sur la vie dans la communauté d’Awra Amba. En plein milieu de la Région Amhara très traditionnaliste, une communauté construite sur les valeurs humanistes et qui rompt radicalement avec le patriarcat a vu le jour. Une expérience à méditer.
UN RÊVE EN MARCHE
Si désormais, le village-communauté d’environ 400 âmes à quelques 70 kilomètres de Bahir Dar semble bien implanté et indéracinable, sa création fut semée d’obstacles et de dangers. Installer une collectivité totalement paritaire n’allait pas de soi en plein cœur du très traditionnel pays amhara. La naissance de cette expérience unique dans la région se confond avec celle de son fondateur Zumra Nuru Mohammad tant il y a mis d’obstination et d’énergie. Mais comment cette idée a-t-elle germé dans l’esprit de ce jeune paysan illettré né en 1947 ? En observant et en observant inlassablement sans préjugé et avec lucidité… La discrimination faite aux femmes, les mauvais traitements aux personnes âgées et les punitions cruelles infligées aux enfants, l’exploitation de certains s’apparentant presque à de l’esclavage, la recherche sans fin du profit et du pouvoir, l’avarice et la malhonnêteté le révoltent. Très jeune, il parcourt seul le pays à pied et sans rien. Durant cette errance, son aversion pour l’injustice s’exacerbe encore. Un chemin plus fraternel doit exister. La meilleure façon de montrer la voie reste de donner l’exemple. En 1972, il réussit à convaincre 19 familles de vivre sur quelques 50 hectares à Awra Amba selon des préceptes simples mais indiscutables d’égalité et de solidarité. La réussite de ce mode de vie attise l’incompréhension et la jalousie de voisins qui fomentent une tentative d’assassinat sur Zumra Nuru Mohammad. Cette fois, c’est la communauté entière qui est forcée à l’errance. Beaucoup parmi les membres fondateurs meurent pendant cet exode. Quand ils retournent enfin quatre années plus tard en 1993 sur leur terre et la récupèrent au prix d’une lutte acharnée, ils ne sont plus que 19 et leur univers se réduit à 17 hectares.
UNE UTOPIE À L’ÉPREUVE DU RÉEL
La communauté a mis en place pour fonctionner des méthodes très pragmatiques. La société s’articule autour de deux structures : la communauté, qui regroupe l’ensemble des habitants qui partagent valeurs et mode de vie, et la coopérative de travail qui regroupe les trois quarts des membres de la communauté. Tous les membres de la coopérative ont le même salaire. Les membres de la communauté consacrent une journée par semaine à l’aide aux personnes âgées, aux malades et aux nécessiteux, à l’entretien. Les personnes âgées qui ne peuvent plus travailler sont prises en charge par la communauté, hébergées, nourries, lavées et soignées gratuitement. Du fait de la rareté du sol, les habitants d’Awra Amba se sont diversifiés grâce au tissage, à la meunerie et au commerce. La coopérative possède ainsi un atelier de tissage d’une vingtaine de métiers à tisser manuels, un moulin pour tous les paysans du voisinage, trois épiceries et un petit camion de transport de marchandises. Comme le laisse déduire cette pratique, des valeurs cardinales auxquelles chaque membre adhère, régissent et rendent possible la cohésion à Awra Amba. Fondamentales et édifiantes… La stricte égalité entre hommes et femmes est appliquée, et les tâches sont attribuées selon les capacités et les envies de chacun. Ainsi, un homme peut très bien s’occuper du tissage et une femme du labour. Le mariage arrangé est interdit. Chaque foyer possède son habitation équipée. L’honnêteté est considérée comme la clé de voûte de cet édifice social, le ferment qui permet le vivre-ensemble. Néanmoins, la communauté observe quelques interdits. Ainsi l’alcool, la cigarette, le khat et même le café, tous considérés comme des psychotropes, sont proscrits ; les relations sexuelles avant le mariage et l’adultère interdits. La communauté consciente que l’enfance porte en elle l’humanité de demain a investi dans l’éducation, avec écoles et bibliothèques. Nombre d’enfants d’Awra Amba poursuivent leurs études dans différentes universités du pays et beaucoup reviennent ensuite. Tous les habitants du village savent lire et écrire, exemplarité dans un pays où il y a encore dix ans les deux tiers de la population était analphabète. La religion étant considérée bien plus comme une source de conflits que de rapprochement, la communauté n’en suit ni n’en revendique aucune. Elle croit en l’amour de tous les êtres humains et applique les préceptes d’une fraternité universelle.
Cette petite révolution accomplie fait désormais écho bien au-delà des frontières de son village. Pourtant, la lutte de Zumra Nuru Mohammad, encore vivant et combatif, et de tous les habitants pour faire accepter leurs idées, a été éprouvante et est encore loin d’être terminée. Si aujourd’hui, la communauté a atteint une reconnaissance internationale et est souvent citée comme « une initiative extraordinaire au sein d’une communauté traditionnelle et conservatrice », elle rencontre encore bien trop souvent l’incompréhension et l’hostilité du voisinage. De plus, son repli sur soi peut aussi menacer sa pérennité. Mais cette utopie réalisée quelque part sur un petit coin du globe mérite tous les égards et les attentions. Elle devrait donner matière à penser à beaucoup d’occidentaux. Là-bas, de grands discours n’ont pas théorisé l’égalité des sexes et la parité. Cela a été tout simplement appliqué avec conviction et bon sens, laissant place à un autre fonctionnement de la société et de nouveaux questionnements. Alors quand vous viendrez en Ethiopie, n’oubliez pas de venir visiter ce petit arpent d’utopie pas comme les autres…